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Conversation sur la mythopoïèse et le langage chez Tolkien.*

Dernière mise à jour : 20 nov.

Dialogues de lecteurs vagabonds avec Andrea Ceardi.


Portada de The Silmarillion de J.R.R. Tolkien
Portada de The Silmarillion de J.R.R. Tolkien


Intervieweuse :Commençons par le début. Quelle a été ta première rencontre avec Tolkien ?


B : La question de la première rencontre révèle toujours davantage sur la formation de la pensée que sur les goûts littéraires. Dans mon cas, « Le Seigneur des Anneaux » ne m’a pas tant captivé par sa trame épique du bien contre le mal, que par quelque chose de plus fondamental: le fait qu’un monde pouvait naître du langage lui-même.


I :Du langage lui-même ? Peux-tu expliquer ce que tu veux dire ?


B : Tolkien était philologue avant d’être romancier. Pour lui, le langage n’était pas simplement un véhicule pour raconter des histoires, mais la matrice d’où émergent les mondes. Son oeuvre inachevée sur une romance arthurienne, « La Chute d’Arthur », est écrite en vers allitératifs suivant une structure nordique. L’allitération — c’est-à-dire la technique par laquelle la répétition d’éléments phonétiques (en particulier les consonnes) créent un rythme interne au lieu de rimes — représente une forme radicalement distincte de concevoir la musique du langage.


I : Tu mentionnes la musique du langage. Y a-t-il d’autres auteurs qui ont exploré cela ?


B : Le seul exemple de vers allitératifs dont je me souvienne (hors de la poésie nordique médiévale) se trouve chez G.K. Chesterton. Un autre catholique comme Tolkien, médiéviste anglais, plus connu pour ses histoires du Père Brown, récits policiers avec un détective curé de village. Mais il a également écrit un poème épique intitulé « The Ballad of the White Horse », ou « La Chanson du Cheval Blanc » en français. Le cheval blanc est en réalité un géoglyphe qui se trouve en Angleterre, sur une colline couverte d’herbe — c’est-à-dire que ses réalisateurs ont enlevé l’herbe et la terre, et posé des pierres calcaires — et qui a plus de deux mille cinq cent ans. Chesterton le prend là comme une allégorie du territoire lui-même: le cheval blanc est là un symbole ancestral de la terre britannique. C’est un poème épique sur la résistance des Anglo-Saxons contre les Vikings qui contrôlèrent la grande partie de l’Angleterre pendant longtemps. Ce poème sur le roi Alfred le Grand contient un passage significatif : Ogier le Danois, un guerrier nordique, parle en vers qui soudainement deviennent allitératifs, comme si le poète reconnaissait que ce personnage ne pouvait s’exprimer authentiquement que dans la cadence de sa langue ancestrale :


⁠“There lives one moment for a man

⁠When the door at his shoulder shakes,

⁠When the taut rope parts under the pull,

⁠And the barest branch is beautiful

⁠One moment, while it breaks.”


Ogier est vieux et cynique et rempli de rage pour le monde. Il parle de sa rage, termine son discours en disant que les jeunes peuvent penser autrement, mais que les vieux savent que seule la haine est vraie — quelque chose comme ça. Magnifique, la manière dont Chesterton donne voix à ce viking, navigateur qui parle de la mer et de son âme dans le même souffle, la mer de tempêtes, la mer qui engloutit les gens et qui, bien qu’elle soit confinée sur terre, attend seulement le moment où ell pourra se dresser contre les dieux et détruire le monde. Les vers deviennent allitératifs à partir de cet épisode, avant il ne les emploie pas, après non plus: l’allitération commence et termine dans la voix du viking. Et “the barest branch” — la branche la plus dénudée — devient belle au moment où elle se brise.


I : Il y a quelque chose de fascinant dans la manière dont tu décris ces déplacements de sens…


B : C’est ce que les rhétoriciens classiques appelaient hypallage (ὑπαλλαγή), cette inversion d’adjectifs où les qualités migrent entre les substantifs. Virgile l’a utilisée de manière mémorable dans l’Énéide quand Énée descend aux Enfers, après avoir obtenu le rameau d’or — ce laissez-passer vers le monde souterrain que l’anthropologue Frazer reprendra ensuite comme titre de son œuvre de religion comparée (« The Golden Bough »). La phrase dit : “Ibant obscuri sola sub nocte per umbram*” — “ils allaient obscurs sous la nuit solitaire” —, quand logiquement nous devrions lire qu’ils allaient solitaires dans la nuit obscure. Et ces vers, ce type de figure rhétorique, je j’ai trouvée deux ou trois fois seulement dans ma vie.


I : Et c’est simplement un ornement stylistique ?


B : Non, c’est que c’est un… ornement stylistique, oui, mais qui, de plus, met le doigt sur quelque chose qui existe, qui est fondamental et auquel parfois nous ne pensons pas mais que nous retrouvons dans les métaphores, dans les allégories, c’est-à-dire ce basculement sémantique d’un objet à l’autre. Le langage fait que les objets — qui chacun possèdent une matérialité complètement séparée dans le monde réel — fluent les uns dans les autres, peuvent couler et se recombiner pour créer de nouvelles significations. Quand Chesterton écrit sur l’âme qui navigue sur “la mer qui boit les navires qui pleurent” nous sommes devant une cascade de déplacements : les cris des navigateurs se transfèrent aux navires, la soif de la mer n’engloutit non l’eau mais les bateaux, l’âme elle-même devient navigatrice dans cet océan qui attend le Ragnarök, “la dernière éclipse” où la mer se dressera contre les dieux selon la « Völuspá » de l’Edda poétique.


The Ballad of the White Horse de G.K. Chesterton. Ragnarök - Apocalipsis nórdico y mitología vikinga
The Ballad of the White Horse de G.K. Chesterton. Ragnarök - Apocalipsis nórdico y mitología vikinga

I : Te mentionnes le Ragnarök. Cela me fait penser aux fins, aux apocalypses…


B :Le Ragnarök est l’apocalypse dans la mythologie nordique païenne. C’est un moment qui commence avec un déferlement de monstres, le serpent qui entoure le monde, des formes primordiales. Le Ragnarök à la fin est la bataille ultime, les âmes des guerriers qui étaient restés avec les dieux, et les dieux eux-mêmes, affrontent ces forces cosmiques primordiales et meurent. Ce qui nous amène à Freeman Dyson (1923-2020), un scientifique célèbre pour ses spéculations. En particulier, c’est à lui que l’on doit l’idée de la sphère de Dyson qui serait hypothétiquement une enveloppe entourant toute une étoile pour recueillir toute son énergie. Entre autres choses, un de ses articles — “Time without end: Physics and biology in an open universe” (Reviews of Modern Physics, 1979) — traite de la manière dont une intelligence, prise comme quelque chose qui traite de l’information et nécessite de l’énergie, pourrait survivre asymptotiquement longtemps dans un univers en expansion qui se refroidit. Dyson cherchait à déterminer si une forme quelconque d’intelligence pourrait persister éternellement dans un cosmos dominé par l’entropie. À la fin de cet article, il cite deux vers de ce passage du cheval blanc. Et les deux vers qu’il cite sont de la mer qui attend son temps. “Though in black jest it bows and nods (…) I know it is roaring at the gods”… Chez Chesterton, dans les paroles du Danois, cela décrit la mer qui attend son temps pour détruire les dieux. Chez Dyson, quand il l’utilise dans cet article, c’est pour décrire l’âme humaine qui se plie à la réalité de mauvaise grâce, mais pense toujours aux manières de vaincre l’inévitabilité des choses.


I : Un physicien pensant à la survie éternelle de la conscience ?


B : Oui. Sa conclusion — que, en ralentissant progressivement ses processus de pensée au moyen d’hibernations de plus en plus longues, une intelligence pourrait accomplir un nombre infini de pensées subjectives dans un temps infini — révèle la même obstination créative qui anime la mythopoïèse tolkienienne. Le scientifique, suggérait Dyson, garde toujours dans un tiroir secret de son esprit la question interdite : Comment pouvons-nous tromper Dieu ? Comment vaincre ce qui semble inévitable ?



Freeman Dyson - Física especulativa y eternidad de la consciencia
Freeman Dyson - Física especulativa y eternidad de la consciencia



I : Cette rébellion intellectuelle connecte avec Tolkien d’une manière inattendue…


B : Absolument. Cette rébellion contre les limites ultimes de la réalité connecte étrangement avec l’impulsion du Tolkien comme philologue-créateur qui ne se contente pas des langages existants et doit inventer les siens.


I :Revenons à Tolkien alors. Comment fonctionne exactement sa méthode de création ?


B : Ce qui distingue Tolkien des autres créateurs de mondes fantastiques, c’est sa compréhension du fait que le langage précède ontologiquement le monde. Il n’a pas créé d’abord la Terre du Milieu puis inventé des langues pour ses habitants; il a créé des systèmes linguistiques complets — avec leurs évolutions historiques, leurs relations généalogiques, leurs dérives phonétiques — et d’eux émergea organiquement un univers. Comme il l’a écrit dans son essai “A Secret Vice”, l’invention de langages — la glossopoïèse — n’était pas pour lui un passe-temps mais une nécessité esthétique.


I : Peux-tu nous donner un exemple concret ?


B : Le quenya elfique, basé sur les sonorités du finlandais que Tolkien aimait tant depuis qu’il découvrit le « Kalevala », n’est pas simplement un code exotique. C’est une forme de pensée, une manière particulière de segmenter et d’organiser l’expérience. Quand Aragorn prononce à la fin de la saga “Et Eärello Endorenna utúlien” — Je suis venu de la Grande Mer à la Terre du Milieu —, il n’est pas simplement en train de parler dans une autre langue; il invoque toute une cosmologie, une histoire d’exils et de retours qui ne peut s’exprimer pleinement que dans ces syllabes spécifiques.


I : Et le sindarin ?


B : Le sindarin dérivait du gallois, langue que Tolkien trouvait d’une grande beauté phonétique, supérieure à toutes les autres sauf le grec. Cette distinction entre quenya — langue haute, liturgique, comparable au latin — et sindarin — langue vernaculaire, vivante — réplique la stratification linguistique des sociétés historiques, dotant la Terre du Milieu d’une profondeur comparable à celle de notre propre monde. La Terre du Milieu est le continent de ce monde où se déroulent presque toutes les histoires de Tolkien. La partie de ce monde qui connaît le conflit, la mort, la déchéance. « Le Silmarillion » est le compendium de légendes, de mythologies, c’est le livre de la genèse de Tolkien.


I : Parlons du « Silmarillion ». Je sais qu’il a eu un impact particulier sur toi.


B :Si « Le Seigneur des Anneaux » fut mon entrée dans cet univers, « Le Silmarillion » fut la révélation de sa véritable nature. Édité à titre posthume par Christopher Tolkien à partir de manuscrits que son père travailla pendant plus d’un demi-siècle. Ici Tolkien abandonne les concessions narratives et présente la mythopoïèse à l’état pur : cosmogonies, théogonies, généalogies divines. C’est la création de monde sans la médiation de l’aventure individuelle, pure architecture mythique.


I :Qu’a de spécial l’ « Ainulindalë » ?


B : L’ « Ainulindalë » — lit. « La Musique des Ainur » — qui ouvre « Le Silmarillion », présente la création du monde comme un acte musical : Ilúvatar, le Dieu unique, propose des thèmes que les Ainur, esprits angéliques, développent en symphonie. Quand Melkor introduit des dissonances en tentant de créer sa propre musique, Ilúvatar incorpore ces rébellions dans une harmonie plus profonde. Cette cosmogonie musicale reflète tant Platon — avec son ‘‘anima mundi’’ et la musique des sphères du « Timée » — que l’obsession philologique de Tolkien : l’univers naît littéralement du langage chanté.


I : Cela me semble correspondre à la différence entre fantaisie superficielle et création profonde…


B : La différence entre créer simplement “des histoires dans un monde inventé” et parvenir à ce que ce monde semble avoir évolué organiquement à travers des éons, c’est la différence entre décoration et architecture. Les hobbits, avec leur amour du thé, des pipes et de la vie tranquille, sont reconnaissablement anglais, mais ils sont insérés dans un cosmos qui les transcende infiniment.


I : Dirais-tu alors que Tolkien n’écrivait pas un simple « escapisme »?


B : Pas du tout. La littérature fantastique ne représente pas une fuite de la réalité, c’est plutôt une restructuration de la réalité en formes nouvelles, une exploration d’impossibles…


I : Il y a quelque chose de fascinant dans la manière dont tu connectes la création de langages avec des formes de pensée…


B : Créer des langages, c’est créer des formes de pensée ; créer des mythologies, c’est établir des structures de sens qui transcendent la contingence historique. L’hypothèse Sapir-Whorf, dont on a beaucoup parlé aux débuts — formulée par Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf dans les années 1930 — suggère que le langage structure la pensée de manière radicale, le langage réserve certains possibles pour la pensée et en laisse d’autres inaccessibles. Tolkien le faisait déjà.


I : Quelle était l’intention ultime de Tolkien avec tout cela ?


B : L’intention ultime, je n’en ai aucune idée. Ostensiblement, Tolkien a dit qu’il voulait donner à l’Angleterre une mythologie propre, car sa mythologie ancestrale s’était perdue pendant la conquête normande de 1066. Le véritable héritage de Tolkien ne se trouve pas dans les imitateurs qui peuplent les rayons de fantasy avec leurs propres elfes et nains, mais dans la démonstration que l’acte créatif le plus profond commence avec le langage. D’abord le mot, ensuite le monde. Comme ce viking de Chesterton contemplant la mer qui attend son heure pour se dresser contre les dieux, le créateur de langages contemple le silence primordial et décide de le peupler de nouvelles formes de nommer, et donc d’être.


I : Qu’est-ce qui connecte tout cela ? Dyson, Tolkien, la physique, la philologie ?


B : En dernière instance, que ce soit en calculant la survie de l’intelligence dans un cosmos mourant ou en inventant des langues elfiques avec une dérive historique cohérente, nous sommes devant la même obsession, le même mouvement : le refus humain d’accepter les limites du donné, l’insistance sur le fait que même face à l’inévitable — soit le Ragnarök soit la mort thermique de l’univers —, il reste de l’espace pour un acte de plus de création, une pensée de plus, un mot de plus qui réorganise, ne serait-ce que pour un instant, l’architecture même du possible.


I :Une dernière question, et en regardant rétrospectivement, crois-tu qu’il y ait une relation entre ta carrière d’astrophysicien et ce goût initial pour l’invention de mondes ?


B :Je ne sais pas s’il y a une relation, il y a probablement une corrélation, ce n’est pas causal. Je crois que j’ai toujours aimé imaginer le lointain, le passé, le futur, le jamais été… cela me fascine.




*Cette interview fait partie de dialogues avec différents lecteurs vagabonds, où ils partagent des entrées vers leurs lectures en libre association. Le lecteur interviewé de cette session est Raphaël Gobat, astrophysicien, ses domaines d’intérêt sont les galaxies et structures de galaxies lointaines dans les temps précoces de l’univers.


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Références bibliographiques


Chesterton, G.K. (1911). The Ballad of the White Horse. Londres : Methuen & Co.


Dyson, F.J. (1979). “Time without end: Physics and biology in an open universe”. Reviews of Modern Physics, 51(3), 447-460.


Frazer, J.G. (1890). The Golden Bough: A Study in Comparative Religion. Londres : Macmillan.


Platon (vers 360 av. J.-C.). Timée.


Tolkien, J.R.R. (1931). “A Secret Vice”. Dans The Monsters and the Critics and Other Essays (publié en 1983). Londres : George Allen & Unwin.


Tolkien, J.R.R. (1954-1955). The Lord of the Rings. Londres : George Allen & Unwin.


Tolkien, J.R.R. (1977). The Silmarillion. Édité par Christopher Tolkien. Londres : George Allen & Unwin.


Tolkien, J.R.R. (2013). The Fall of Arthur. Édité par Christopher Tolkien. Londres : HarperCollins.


Virgile (19 av. J.-C.). Énéide.


Völuspá. Dans l’Edda poétique (XIIIe siècle).


Whorf, B.L. (1956). Language, Thought, and Reality: Selected Writings. Édité par John B. Carroll. Cambridge, MA : MIT Press.



 
 
 

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